Les nutons historiques
La grotte de Renard le nuton, personnage historique
Cher lecteur de Strange Reality, tout comme pour le dossier historique des cagots étudié par nos soins, où apparaissaient une poignée de personnages historiques (Jean de Mailhoc, Augé Couffitte de Luz, Bertrand Dufresne), le dossier des nutons, paraissant de prime abord plus fantaisiste, n’en a pas moins quelques représentants historiques bien documentés.
D’abord, nous verrons à travers Vert-Bouc et Mirguet les premiers nutons documentés historiquement, quoique sur un fond folklorique. Ensuite, nous nous attarderons sur le cas de Renard le nuton, la personnalité la mieux documentée historiquement de cette série. Enfin, nous clôturerons cette recherche des nutons historiques par un chant du cygne, celui de Glawène, le dernier sottai encore en vie.
Vert-Bouc et Mirguet
Apparaît sous la plume de l’original écrivain belge Philippe Lesbrossart (La Mosaïque, 1840. pp.77-89) le personnage historique de Vert-Bouc, qui signifie le « bouc puant » : c’est dire le peu d’hygiène que devait avoir ce nain. Il était roi des sottais, car à cette époque les sottais, ayant sans doute reconnu les avantages de la centralisation et de l’unité de pouvoir, avaient adopté la forme monarchique, et abandonné, au grand regret des villageois, les fermes et les chaumières, pour s’installer dans le noble château de Montfort.

Le château de Montfort (en ruines), domicile de Vert-Bouc, le roi des sottais
Avec un pareil appui, tout réussissait à miracle au propriétaire humain du château de Montfort. Ses greniers, ses caves et ses coffres regorgeaient également de produits divers et variés. Ses troupeaux étaient les plus gras, ses coursiers de guerre et de chasse les plus beaux, les plus vigoureux de la contrée. Avait-il querelle avec ses voisins, ce qui lui arrivait souvent, le peuple lutin se mettait en campagne, se glissait partout, découvrait et déjouait les desseins de l’adverse parte, qui était immanquablement battue ou dupée : même chose quant au résultat ; si bien qu’à la fin de chaque guerre ou de chaque négociation, le seigneur de Montfort voyait son épargne se grossir et ses domaines s’amplifier.
Malheureusement cette bonne intelligence, si profitable au maître du château, fut troublée par sa faute. Méconnaissant les services rendus, ce qui est usité quand on croit n’avoir plus besoin des gens, mais ce qui n’est pas toujours sage, il se permit envers son protecteur de mauvais procédés. En sa double qualité d’esprit et de roi, le Vert-Bouc n’était pas d’humeur à laisser une offense impunie. L’occasion d’en tirer vengeance ne tarda pas à se présenter.
Les quatre fils Aymon étaient alors en tournée dans les Ardennes, où l’un d’eux, Renaud de Montauban, avait eu de grandes aventures, constatées par les récits du grave historien Ludovico, plus généralement connu sous le nom d’Arioste. Montés sur la longue échine de leur cheval à quatre mains, l’impérissable Bayard, ils s’étaient aventurés loin de la forêt, et longeaient les frontières de la châtellenie de Montfort, lorsque les malandrins employés par le comte, en guise de douaniers, se jetèrent sur eux, comme si ce n’eussent été que d’honnêtes marchands ou de dévots pèlerins. On tomba sur leur bagage, vrai bagage de chevaliers errants ; on voulut les détrousser, eux accoutumés à détrousser les autres ! Indignés de cette subversion de principes, les quatre frères, non contents d’avoir mis les larrons en fuite, attaquèrent le château. Malgré leur incomparable vaillance, la prise n’en eût pas été facile, si le Vert-Bouc n’eût ouvert dans les épaisses murailles une brèche par laquelle entrèrent les paladins. Dès lors la résistance fut vaine. Le terrible Renaud renversa les chevaliers sur les écuyers, et les écuyers sur les pages.
Les sottais jetèrent de la poudre jaune dans les yeux des hommes d’armes. Ainsi vengés, les nains quittèrent le château de Montfort où ils avaient élu domicile et reprirent leurs demeures primitives et leurs travaux ordinaires, auxquels ils ont néanmoins donné une certaine extension. Ayant remarqué, par exemple, la tournure industrielle du siècle, ils s’adonnèrent à la métallurgie avec un merveilleux succès. Avez-vous un chaudron fêlé, un poêlon crevassé, déposez-le dans un lieu hanté par les sottais : au bout de deux minutes, le dommage sera réparé parfaitement et gratis, contre une petite rétribution en nature.

Le charmant village de Chassepierre, domicile de Mirguet
Dans les écrits du folkloriste George Laport (« Les gnomes de Wallonie », XVIe Congrès International d’Anthropologie et d’Archéologie Préhistorique, 1935. pp.1033-1034), un nuton historique apparait à travers les traits de Mirguet de Chassepierre.
Dans le village de Chassepierre, Perette avait eu de mauvais parents. Son frère avait capté toute leur affection, tandis que Perette était détestée, traitée avec dureté, à peine nourrie. Fatiguée de ces méchancetés, elle fuit le domicile paternel et se réfugia dans une grotte des bords de la Semois. En arrivant dans la grotte, elle rencontra le nuton Mirguet qui la prit sous sa protection et lui apporta sa subsistance. Pour la distraire, elle lui fit cadeau d’un chevreuil apprivoisé. Malgré ses bontés, Perette était prise, à certains moments, d’une espèce de nostalgie. Pour vaincre l’ennui, Mirguet lui conseilla de manger l’herbe de l’oubli.
Renard le nuton
Le représentant du petit peuple belge le mieux documenté demeure sans conteste Renard le nuton, personnage historique corroboré par plusieurs sources, et tout particulièrement par le journaliste Emile Gillard (« Terre de Durbuy », Bulletin trimestriel du Cercle Historique de Durbuy, n°30-31, 1989). Nous connaissons tous les détails de la vie de ce nuton, de sa naissance à sa mort.
II était venu Dieu soit d’où. Avant que le manant Solvaster, de Tohogne, le découvert dans son réduit à foin, personne n’avait jamais vu dans la contrée le petit gnome à la mine futée. Solvaster le trouva profondément endormi, levé dans un méchant surcot, tout en guenilles, entre deux bottes de fougères séchées. Il pensa d’abord à déloger l’importun, un vagabond sans doute puisqu’il n’avait osé demander l’hospitalité qui en ces temps était sacrée. Pourtant, le pauvre paysan, après avoir parlé avec sa femme, se résout à héberger le nain dans sa demeure. Adopté dès son plus jeune âge, n’ayant jamais dit son nom, les habitants de Tohogne le surnommèrent Renard le nuton.
Il devint un pastoureau modèle. Tous les matins, quand le bourg à peine s’éveillait et, tous les soirs, quand les crépuscules violets lui disaient qu’il était l’heure, il poussait devant lui son troupeau vers les pâturages accueillants ou la ferme hospitalière. Dans les landes, sa mandore faisait danser les jeunes bergers et les roses pastourelles.
Tous les villageois l’adoptèrent quand les réticences eurent disparu. ET lui, chaque fois qu’il le pouvait, il montrait, par des attentions délicates, la reconnaissance qu’il vouait à ses parents adoptifs, comme à tous ceux qui vivaient autour de lui.
A la ferme, on tenait compte de ses avis sur le troupeau. Il était en effet très connaisseur dans le métier de berger et dans les soins à donner aux bêtes. On venait le chercher du village et des bourgades environnantes quand une maladie atteignait le cheptel. Sa renommée était grande et beaucoup croyaient ferme que se manifestaient en lui des puissances surnaturelles telles que la croyance populaire de ce temps-là en attribuait aux nutons. Mais chacun s’accordait à reconnaître que s’il opérait par des pouvoirs spéciaux, ceux-ci ne le poussaient qu’à l’accomplissement du bien. Ceux qui ne voyaient chez lui qu’une sagesse naturelle, don d’un esprit exceptionnel, disaient de lui : c’est un fin renard. Ce surnom aussi lui resta.
La peste passant par-là en ces temps désolés, les habitants choisirent les rochers le long de l’Ourthe vers Barvaux pour isoler les pestiférés dans des huttes misérables construites pour l’occasion. Au camp des pestiférés, Renard se multipliait pour subvenir à tous les besoins des malades. Son dévouement ne connut pas de bornes. Mais ce qui soutint le mieux le courage des agonisants ce fut le chant pourtant devenu triste de la mandore fidèle. Entre les accès de fièvre, la maîtresse du nain murmurait : « Te souviens-tu, Renard, comme on était heureux, tous trois avec mon homme, quand ta main sure et légère courait sur le rebec ? » L’invite pour Renard était un ordre et il exécutait une chanson pour redonner du baume au cœur des pestiférés.
Renard le nuton veilla sur sa famille d’accueil jusqu’à leur dernier souffle et les enterra tous. C’est pourquoi, en mémoire du célèbre nuton, les grottes de l’Ourthe s’appellent aujourd’hui les rochers du Renard.

Les rochers du Renard, sur l’Ourthe (Barvaux)
Glawène le dernier sottai
Moins documenté que Renard le nuton, Glawène, le dernier sottai du village d’Ortho, prend vie sous la plume érudite d’Albert Doppagne (« Louis Banneux », Les Dossiers de la Littérature française de Belgique, 1984).

Les grottes de Remouchamps, surveillé par Glawène, le dernier sottai
Quand les anciens du village d’Ortho voulurent choisir un nouveau berger, ils appelèrent, selon la coutume, les manants au concours. Il s’en présenta du village même et des villages voisins. Et il en vint un que personne ne connaissait, on l’interrogea :
— D’où viens-tu ?
— D’au-delà des bois.
— Quel est ton père?
— Celui qui est mort.
— Ton nom?
— Glawène.
— Va pour Glawène, mon ami. Nul ne peut t’empêcher de concourir, quoique ta mine ne nous revienne pas plus que ça. Tu as le corps trop sec et l’œil trop brillant. Mais ça tient peut-être à ce que tu viens d’au-delà des bois. Les épreuves commencèrent. À la saignée, Glawène vous enleva du milieu du troupeau, en un tour de main, la brebis désignée, l’assujettit entre ses jambes et l’opéra avant que les autres eussent eu le temps de se retourner.
À la course, on eût dit que ses longues jambes s’allongeaient encore, tant il distança ses concurrents. À la houlette, on le plaça à la distance convenue de la cible qui était dessinée sur la porte d’une étable, et on lui donna trois boules de terre glaise pétrie qui devaient servir de projectiles. Tous avaient lancé leurs boules qui restaient collées sur la cible, les unes plus loin, les autres plus près du centre. Glawène assura dans la main sa houlette et, de trois coups bien visés, mit ses projectiles au meilleur point. Déjà, l’on murmurait contre lui : les anciens émerveillés imposèrent silence.
À l’épreuve du sifflet, il fit partir de son doigt replié dans la bouche et monter dans l’air un son strident comme une déchirure. Au liolo, par quoi les bergers se saluent de colline à colline et annoncent parfois leur rentrée au village, il chanta si bien ses trois notes : « Liolo, liolo, liolo, liolo, liolo, liolo, lio », que les oiseaux du voisinage se mirent à voler autour de lui, lui faisant de leur ronde une couronne ailée. Enfin, il répondit admirablement aux questions sur les remèdes et médicaments à administrer aux ouailles. Ses concurrents eux-mêmes, qui grognaient auparavant, l’acclamèrent comme leur maître.
— Holà donc, Glawène, déclara le chef des anciens, bien que tu viennes d’au-delà des bois et que l’on ignore ton père, tu feras un fameux berger. Nous te nourrirons à tour de rôle, toi et ton chien. En outre, nous te paierons un salaire de trois patards par bête adulte. En plus, tu posséderas une brebis sur dix dans le troupeau commun. Ainsi est le vieil usage. Topons-nous?
— Topons, dit Glawène.
Glawène justifia rapidement la confiance des anciens. Jamais le troupeau n’avait été l’objet de tant de sollicitude. Aussi, oubliait-on volontiers et son corps trop sec, et son œil trop brillant, et sa misanthropie. Car il affectait de ne parler à personne. Il fuyait la société et paraissait ne se complaire qu’au milieu de ses moutons. On ne lui connaissait point de parent. On racontait qu’il se privait de tout pour épargner un patard. Il allait, chaussé de sabots, vêtu de haillons recouverts d’une houppelande rapiécée. Un grand chapeau mou, crasseux, masquait sa figure basanée où les pommettes saillaient dans une barbe hirsute.
Un jour, il acheta une masure aux murs de torchis, au toit de chaume. Il abattit les murs intérieurs et, de la maisonnette, fit une bergerie où il eut un coin pour dormir avec ses deux chiens roux, aussi rudes que leur maître.
— Te voilà propriétaire, gouailla le chef des anciens qui passait devant le domaine.
— On le dit, acquiesça Glawène.
— Mais tu as toujours le corps sec et l’œil brillant, hé ! hé !
— Toujours ! ponctua le berger taciturne.
— Bah! pourvu que ton service se fasse ! Après tout, il n’est pas donné à tout le monde de venir d’au-delà des bois.
En vérité, le service se faisait bien. Mais Glawène devenait plus avare, plus sale, plus renfrogné. Il ne répondait même plus au bonjour des passants. Les enfants le craignaient. Jamais nul d’entre eux ne se serait avisé de caresser la toison fournie de l’un de ses moutons, certes les plus dodus à dix lieues à la ronde.
— Mais que fais-tu de ton argent ? lui demandaient les habitants du village.
Car personne, mieux que Glawène, ne savait conclure un marché avec les marchands de laine et les bouchers, qui recherchaient ses produits. On disait bien que, deux fois par an, il se rendait au chef-lieu du canton. Les mieux informés assuraient qu’il portait son or chez le notaire. Quelques-uns, par jalousie, souhaitaient une banqueroute qui engloutît le pécule de cet hurluberlu. Glawène sentait la malveillance générale : il n’y prenait garde. Il allait comme si le monde n’eût pas existé ; indifférent à tout et à tous, sauf à son troupeau qu’il choyait comme une mère choie ses enfants.
Or, une fois qu’il était dans les landes, une pauvre femme lui demanda l’aumône.
— Je n’ai plus mangé depuis un long jour, confessa-t-elle, suppliante.
— Mange-t-on encore à ton âge ? ricana Glawène.
Et il aurait envoyé les chiens à ses trousses, si la vieille n’avait cessé ses supplications et porté plus loin ses pas pesants.
Une autre fois, ce fut un petit mendiant, inconnu du village, qui vint implorer sa pitié à la bergerie :
— Mon père est mort, ma mère est malade et il n’y a plus de pain à la maison pour nourrir mon jeune frère, pria l’enfant.
— File voir au bois si j’y suis, jeta le méchant bourru.
Et, pourtant, le troupeau prospérait. Pas la moindre anicroche. La laine paraissait de plus en plus drue, les brebis de plus en plus fécondes, les moutons de plus en plus gras. Un jour d’été que le berger paissait ses ouailles dans une vaine pâture de Mousny, il vit s’avancer un homme jeune, dont une grande fatigue alourdissait la marche et voûtait légèrement les épaules. Il était couvert de poussière. Une barbe soyeuse encadrait son visage maigre, des plus régulier, où les yeux reflétaient une douceur infinie.
Jamais Glawène ne l’avait rencontré. Cependant le voyageur ou le pèlerin l’aborda par son nom :
— Glawène, j’ai soif.
— Suce ton doigt.
— Glawène, j’ai soif, insista l’étranger. À ta gourde, par pitié, laisse-moi humecter mes lèvres.
— Passe ton chemin, fainéant, menaça le berger. Sinon… Et il appela son chien Picard.
Or la bête, toujours docile, resta sourde à la voix de son maître. Elle paraissait inquiète. On eût dit que ses yeux se voilaient.
Sans doute Glawène allait-il renouveler son ordre ou lever sa houlette, lorsque le ciel s’obscurcit et un éclair aveuglant illumina la nue. Les moutons, les brebis et les agneaux hurlèrent et, d’un coup, tous se pétrifièrent. Le berger, fou de rage, voulut s’élancer. Ses pieds étaient rivés au sol. Déjà ses membres s’engourdissaient, privés de mouvement. Une auréole nimbait le visage de l’étranger. Alors Glawène, consterné, reconnut en lui la face du doux Jésus. Il voulut supplier. Ses lèvres étaient scellées. Quand le Christ disparut, emporté par un nuage lumineux, le berger n’était plus qu’un bloc de quartz blanc. Du berger et de ses bêtes, il ne resta que des cailloux ; ils sont encore là, dispersés un peu partout dans la bruyère.
Chers lecteurs de Strange Reality, merci de nous avoir une nouvelle fois suivi dans cette longue balade historique, même si l’idée de chroniquer les nutons pourrait sonner définitivement le glas de leur légende. En effet, rendre aussi prosaïque les nutons ne gâche-t-il pas quelque peu leur aura mythique ? Le contenu folklorique ne cède-t-il pas du terrain face au contenu historique ? Les contes et légendes ne tendent-ils pas à disparaître face à la triste réalité du monde moderne ? C’est ce que nous verrons ensemble dans le prochain et dernier article sur ce cycle du petit peuple belge qui tentera de faire la lumière sur la disparition définitive des nutons.